Œuvres / 2021 / Ella Jaroszewicz (La Lionne Lumineuse)

portrait artistique d’Ella Jaroszewicz, deuxième femme de Marcel Marceau
Gwenn Seemel
Ella Jaroszewicz (La Lionne Lumineuse)
2021
acrylique sur bois
18 x 13 centimètres

Ceci est la première fois que je refais le portrait d’une personne utilisant la même photo de référence. J’ai peint Ella à l’origine en 2004, et c’est fou à quel point cette œuvre est différente de celle-ci. Vous pouvez voir la réalisation de La Lionne Lumineuse et en savoir plus sur Ella et pourquoi j’avais besoin de la peindre à nouveau.

Vous trouverez ci-dessous l’entretien de Patrizia Iovine avec Ella de juin 2020, traduit de l’italien par Barbara Bottino et publié ici avec la permission d’Ella. Dans l’interview, Ella parle de son premier mari, Marcel Marceau.

Comment s’est révélée votre vocation artistique?

Ma mère et ma grand-mère disaient toujours “c’était écrit dans les étoiles.” Le destin de ta vie est écrit dans les étoiles. La vie te laisse prendre des décisions, mais il existe une vocation innée pour les arts qu’on ne peut pas apprendre. Mon père était musicien. Ma mère avait une superbe voix et était soliste dans la Cathédrale de Kielce. Tout cela pendant la difficile période de la guerre et de l’après-guerre en Pologne. A l’époque il fallait survivre, il était plus important de réussir à avoir un morceau de pain ou des pommes de terre que de se dédier à son art. La Pologne était en ruine et nous aussi. Ma mère me cachait au communistes et a réduit mon nom de Maria Elzbieta Jaroszewicz-Bartnowska en Elzbieta Jaroszewicz tout court, car il trahissait mes origines nobles.

À quatre ans mon père m’a appris à lire et écrire. Il m’emmenait régulièrement chez une institutrice. Je n’avais pas encore sept ans lorsque j’étais inscrite en deuxième classe, avec deux ans d’avance, dans une école dirigée à la fois par des enseignants religieux et laïques. J’ai été choisie avec d’autres filles pour interpréter un ballet au spectacle de Noël. Une religieuse-professeur dans l’école nous accompagnait au piano et montrait des pas de danse. Quand elle m’a vu danser, elle s’est approchée et m’a dit “tu as un don, tu es douée!” C’est le premier jamais oublié souvenir artistique de ma vie.

Quand avez-vous rencontré le maître Henryk Tomaszewski?

Après le baccalauréat j’aurais voulu continuer à danser. J’ai suivi déjà des cours de danse, de gymnastique, et j’ai fait partie du club de sport au lycée. J’aurais voulu faire du théâtre également, mais mes parents m’ont conseillé à poursuivre les études universitaires. J’aurais éventuellement été intéressée par la géographie et la géologie, mais j’étais encore très jeune et les places dans cette faculté étaient rares. On m’a suggéré d’attendre l’année suivante. J’ai décidé de suivre des études à l’Académie du Sport. Le temps de trouver un logement étudiant, j’ai été hébergée plusieurs jours chez une dame, une amie de famille d’une autre étudiante.

Il s’est avéré que cette dame était une soliste au Ballet de l’Opéra de Wrocław et une amie proche du premier danseur dans le même théâtre, Henryk Tomaszewski. Son nom était Ałła Laskowska, une présence très importante dans l’histoire du théâtre de Tomaszewski. C’est grâce à elle qu’un après-midi je me suis trouvée devant Henryk Tomaszewski qui était en train de diriger la répétition de son premier spectacle et créé sa compagnie Pantomima. Je ne connaissais rien à cette discipline à l’époque. Je suis rentrée dans la salle de répétitions et, sans rien me demander, Tomaszewski m’a insérée dans la mise en scène. Après avoir réglé une séquence avec moi et la répétition il s’est approché de moi et dit “bien, bien, mais...vous êtes qui? Comment vous appelez vous?“ J’ai répondu “Ela.” Je suis restée dans sa compagnie pendant presque neuf ans, j’étais sa partenaire sur scène et première actrice. J’étais “l’Arbre” dans son spectacle intitulé Condamné à Vivre, symbole qui a été choisi ensuite en tant qu’icône de son théâtre.

J’ai néanmoins fréquenté l’Académie du Sport la première année. Cela a été très important pour ma formation théâtrale car j’ai étudié la physiologie, l’anatomie, la structure musculaire, l’athlétisme, et plusieurs autres disciplines sportives. Cette connaissance a servi à mon évolution artistique et mon travail d’enseignante. J’ai interrompu mes études pour intégrer la dernière année de l’école de danse de l’Opéra et je suis entrée dans le Ballet de l’Opéra de Wrocław. À l’Opéra je dansais dans des ballets du répertoire et j’étais très appréciée par les chorégraphes.

En parallèle, je travaillais avec Tomaszewski. Avec sa compagnie Pantomima nous avons été sur scène gratuitement pendant trois ans jusqu’à obtenir deux médailles d’or au Concours International de Pantomime de Moscou. Tomaszewski a quitté l’Opéra après avoir obtenu une subvention et m’a choisie en tant que membre permanent de sa compagnie.

Mon maître n’aimait pas être défini comme pédagogue. Il se considérait avant tout comme créateur. Il savait réveiller les passions. Cet art est également ma passion. Aujourd’hui il n’y a plus de grands maîtres pédagogues ni de créateurs originaux dans cette discipline.

Quand je pense qu’aujourd’hui en France les subventions sont attribuées sur la base d’une demande écrite, de relations, de dossier, j’estime que c’est absurde. Il faudrait analyser plutôt ce qu’on fait pendant les répétitions, assister à la mise en scène d’un spectacle, et ensuite établir les mérites d’une compagnie. L’art a été bureaucratisé. Il est dans les mains de fonctionnaires assis derrière un bureau, ou de jeunes sans compétences professionnelles spécifiques dont le seul objectif est économique.

Comment avez-vous connu Marcel Marceau?

C’est curieux: les deux amours de ma vie ont été la compagnie Pantomima de Tomaszewski et Marcel Marceau.

Au retour en France d’une tournée en Russie, Marcel Marceau s’est arrêté en Pologne. Il a donné une série de représentations dont une à Wrocław, ville artistiquement très importante et vivante où se trouvait aussi le siège du théâtre national de pantomime de Henryk Tomaszewski. J’étais déjà première actrice de la compagnie. Les organisateurs ont invité Marcel Marceau au théâtre Pantomima pour voir des extraits de notre spectacle. Cela devait avoir lieu dans la journée, avant la représentation de Marcel Marceau programmé le soir. Il est arrivé et a passé un long moment avec les artistes et mon maître Tomaszewski, mais ne pouvait pas voir la présentation du travail de notre compagnie.

Moi, en revanche, à huit heures du matin j’étais emmenée d’urgence à l’hôpital pour une crise d’appendicite. J’avais souffert toute la nuit mais j’espérais être là le matin. Ce ne fut pas le cas. Je n’ai pas pu participer aux présentations. Le lendemain j’ai reçu plusieurs bouquets de fleurs merveilleuses avec un programme signé par Marcel “pour Marika.” Il avait été informé que l’étoile de la compagnie qui joue Marika dans Woyzzek se trouvait à l’hôpital.

Quelques mois plus tard, Pantomima a été invitée au Festival des Nations à Paris, au Théâtre Sarah Bernhardt. À cette période, Marceau était à Paris et son agent, Mme Boulestex, qui se souvenait d’avoir rencontré notre troupe en Pologne, lui a suggéré de venir voir notre spectacle. Je n’étais pas au courant de sa présence dans la salle. Plusieurs rôles principaux m’avaient été attribués dans le spectacle. Ça a été un grand succès—un triomphe—on nous a applaudis pendant un quart d’heure.

Après le spectacle, mon vestiaire s’était rempli de photographes, et des nombreux flashes suivaient un homme qui m’a approché me demandant “comment vous appelez-vous?” J’ignorais qui il était, je lui ai dit mon nom et il a répondu “vous avez un grand talent!” C’était Marcel Marceau.

J’étais encore en train de me démaquiller, quand Tomaszewski est arrivé pour m’annoncer que Marceau voulait me parler. Une réception avait été organisée en bas, sur le plateau. Le hasard a voulu que j’aie étudié la langue française par pur plaisir en Pologne. À l’école j’avais étudié le russe et l’allemand. Mais j’étais attirée par la langue française. J’aimais sa musicalité. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle serait devenue ma langue et que j’aurais ma vie en France. Je crois donc fermement à l’idée que “c’était écrit dans les étoiles.”

Après le triomphe au Festival nous avons été invités le lendemain à présenter le spectacle au Théâtre de l’Athénée à Paris, où nous avions été au programme pendant un mois. Presque chaque soir, devant le théâtre après le spectacle, un homme très élégant, prénommé Marcel, avec un beau sourire, m’attendait pour m’inviter diner. Nous avions des longues conversations. Une fois, il a décidé d’inviter la troupe dans sa propriété de Berchères-sur-Vesgre. Nous avons passé une journée tous ensemble à la campagne. Marcel est tombé fou amoureux de moi et, petit à petit, moi de lui.

Je pense avoir eu deux amours dans ma vie, comme le chantait Joséphine Baker, Marcel Marceau et ma compagnie. Mais je rajouterai aujourd’hui—étant donné que le chiffre du bonheur est trois—un amour qui renferme tout le bonheur du monde: l’amour de ma fille.

En tous cas, ces deux premiers amours ont été compliqués. Marcel Marceau m’appelait depuis l’Australie alors que j’étais en Norvège, depuis Londres lorsque j’étais en Italie, depuis New York pendant que j’étais en Suisse, ou d’Amérique du Sud quand j’étais en Finlande ou en Suède. Il a réussi à m’inviter à passer l’été ensemble en 1962 à Paris et à Londres, où il avait des spectacles tout au long du mois d’août. À Londres nous avons rencontré un célèbre mime anglais, Harold Cheshire, déjà plutôt âgé, qui nous a présenté un numéro extraordinaire, Les Mains qui sortaient d’une cape noire et luttaient entre elles comme le symbole du bien et du mal.

Pendant toute l’année, Marcel est venu plusieurs fois en Pologne à Wrocław pour me voir. Il rêvait de monter un spectacle, fonder une compagnie avec moi en France, me proposait plusieurs scenarios. Il répétait “je ne peux pas vivre sans toi.” Tout pouvait arriver!

Il m’a invitée ensuite à la première d’un de ses spectacles à Paris. Le Ministère de la Culture Polonais m’a accordé un passeport professionnel de quelques jours pour y assister. Aujourd’hui cela semble absurde, mais à l’époque du communisme le contexte politique et économique était très compliqué. C’était difficile de quitter la Pologne pour voyager librement. J’ai été en mesure, en revanche, de prendre part à des tournées internationales avec Pantomima, qui était à l’époque une révélation dans le monde artistique, la plus originale. Nous étions une vitrine culturelle de la Pologne.

Actuellement on peut résider dans n’importe quel pays au monde. Vivre à Paris tout en travaillant à Varsovie ou à Rome. Pour nous, artistes polonais, le communisme a été un drame. Nos vies ont été écrasées. Je n’ai pas eu la possibilité de faire des voyages de plaisir. J’ai perdu beaucoup de temps.

Mon drame est précisément le fait que ces deux amours n’ont pas évolué comme je l’aurais voulu. J’ai dû accepter cette blessure—dechirure dans mon cœur. J’ai vécu avec Marcel, mon grand amour, à Paris. Oui, le grand amour, celui qui n’arrive qu’une fois. Malheureusement je n’ai pas pu m’épanouir pleinement au niveau artistique, il n’y avait pas de compagnie de mime en France, j’ai repris les cours de danse: classique, jazz, et espagnole. J’ai accompagné Marcel aux États-Unis pour une tournée et à l’École de Danse Américaine à Los Angeles. J’ai suivi durant plusieurs mois des cours de danse moderne style Martha Graham, qui n’était pas encore tellement connu en Europe. Dans la même école, il m’a été proposé de rester et donner vie à un cours de danse-mime dans le style inspiré du théâtre de Tomaszewski en Pologne. À partir de mon retour avec Marcel en France, j’ai réussi progressivement à développer mon propre langage: une nouvelle technique où le mime fusionnait avec la danse.

J’ai créé le cours de mime à l’École de Danse de l’Opéra de Paris pour la première fois dans son histoire. L’une de mes élèves y enseigne encore aujourd’hui. J’ai donné des cours en plusieurs écoles et académies en Allemagne, Autriche, Espagne, France, Pologne, Grande Bretagne, au Ballet National de Londres, et à l’Université de Flinders en Australie. J’ai enseigné à l’Institut Grotowski, entre autres. Des mimes, acteurs de cinéma, artistes de cirque et de théâtre, danseurs et chorégraphes étaient intéressés à mes leçons. Mon école offrait un enseignement riche et novateur. Je suis à l’origine de la reconnaissance, pour la première fois de la part de l’État français et de l’Europe, du titre professionnel d’Artiste Mime et Artiste de Théâtre Corporel. Ma compagnie Magenia présentait des spectacles dans toute Europe et a reçu des éloges du public et de la presse.

Mes spectacles invitent à la réflexion sur la complexité de la vie humaine. Mon intention est celle d’attirer le publique vers une forme d’expression qui selon Racine, doit “plaire aux yeux et toucher par le cœur.”

Quel élément placeriez-vous en première place dans la préparation de l’acteur?

En premier je mettrai le talent. Bien sûr on peut apprendre une technique, un style, mais on ne peut pas apprendre à être artiste. Il y a quelque chose d’inné chez un artiste. Mais, tout en ayant du talent, il faut beaucoup travailler. Les meilleurs artistes sont des grands travailleurs.

Dans votre profession artistique, quelles sont les influences que vous exercez sur acteurs, danseurs, sur vos élèves en général?

Il faudrait le demander à mes élèves, aux dizaines et dizaines d’artistes qui ont fréquenté mon école. Je pense avoir illuminé leur sphère créative, amplifié la qualité des actions envers eux-mêmes, avoir fait comprendre qu’il n’est pas suffisant de connaître des théories pour savoir-faire. Dans l’art il faut être aigle, et pas le mouton.

Dans ma technique d’enseignement, j’ai développé une fusion de mime et de la danse pour former le corps de l’acteur. Chaque micromouvement change la signification du geste. La lenteur, la rapidité, changent dans les détails le caractère du personnage. Sur le même geste il faut avoir le sens du rythme, le sens de l’espace, c’est-à-dire maitriser strictement la technique du mime. Il faut beaucoup travailler, mais avant tout il faut être passionné.

J’aime raconter à mes élèves que les grands mimes de l’époque d’Auguste au 5ème siècle, Pylade et Bathylle, déclaraient à leurs élèves: “ne dédaignez pas être des excellents danseurs pour devenir des parfaits mimes.“ Quand j’ai fondé mon école, Studio Magenia (Magenia veut dire “rêve” en polonais) j’ai énormément travaillé. Ce que j’ai appris à mes élèves, je l’avais déjà pratiqué. Je n’ai jamais improvisé l’apprentissage de quelque chose que je n’avais pas faite et expérimenté moi-même sur scène ou dans différents cours.

À la fin de l’année 1960, Marcel Marceau a ouvert sa première École Internationale de Mime Marcel Marceau à Paris. J’ai participé à la création du programme pédagogique, car son but était de donner une formation appropriée aux jeunes pour les approcher à la pratique du mime. Il y avait beaucoup de jeunes provenant de tous les coins du monde qui désiraient s’inscrire à l’école. Je me souviens du premier jour de l’ouverture, il y avait quatre-vingts élèves divisé en deux classes. À l’école de Marceau, j’ai introduit un cours de danse et d’acrobatie. Pour ces cours j’ai suggéré des enseignants de haut niveau. Je m’occupais également d’un cours de mime où je travaillais ma technique personnelle héritée de Tomaszewski.

Les répétitions se déroulaient dans des salles sans miroirs ni barre pour la danse. Jusque-là l’acteur n’avait pas besoin de regarder son image dans le miroir mais travaillait l’intériorisation du mouvement. Il était concentré sur lui-même. J’ai demandé à installer des miroirs au long des murs pour travailler avec mes élèves, et des barres pour les exercices de danse. C’est ainsi que Marcel Marceau lui-même a commencé à travailler avec des miroirs, indispensables pour des correction de la technique: pas “se regarder” mais regarder ce qu’on fait.

Le mime est un artiste complet, un acteur muet bien ancré au sol, mais avec la légèreté d’un danseur et l’agilité des acrobates de Commedia dell’Arte qui étaient capables d’improviser leurs répliques en les ponctuant de gestes éloquents. Leur préparation aussi prévoyait de travailler pirouettes et chutes au sol. Le corps est au service du théâtre, chaque geste doit être justifié, le moindre mouvement doit être choisi pour définir le caractère de l’acteur en tenant compte de l’esthétique, de la puissance expressive, de la poésie. Le geste justifié dépend directement des caractéristiques intimes du personnage, de la situation, du contexte. L’artiste doit sentir le geste en soi pour que celui-ci soit “entendu” par le public.

Quelle est l’hérédité artistique laissée par votre maître, fondateur et directeur du théâtre de pantomime de Wrocław?

J’ai eu la chance d’hériter de Tomaszewski une pensée fondamentale: puisqu’il vit dans un contexte social basé sur les conventions, l’homme a besoin de révéler un autre soi. Il est indispensable de montrer au théâtre le profil authentique, intime, celui qu’il cache à la société. Au théâtre il faut montrer autre chose: la vérité épurée des conventions. Il y a une richesse infinie d’expressions du corps prêtes à monter sur scène. Le théâtre est le plus beau des mensonges. “Nous sommes faites de la même matière que les étoiles,” disait Shakespeare. “Apporte au public des moments de merveille car il n’y a pas d’art sans mystère,” disait Brecht. Et moi je soutiens: fais ce métier seulement si tu l’aimes.

Et du maître Marcel Marceau qu’avez-vous hérité?

Notre rencontre, notre vie commune, n’a pas été seulement un amour entre un homme et une femme mais une fascination professionnelle entre deux artistes. Je ne peux pas affirmer de ne pas avoir été influencée artistiquement par Marcel Marceau, mon maître et mari. Disons que je l’ai aussi influencé dans certains choix. Par exemple, en ce qui concerne l’une de ses pièces les plus suggestives La Création du Monde. Nous étions à Londres pour l’une des tournées de Marcel. En rentrant à l’hôtel, le soir, nous avons travaillé ensemble sur l’ondulation des bras. On discutait sur l’ordre des séquences, nous avons improvisé souvent et chacun donnait quelque chose à l’autre. Nous avons échangé nos idées sur les cours, les créations, sur la vie—source d’inspiration.

Jusqu’à 1964, avant que j’arrive à Paris, le costume de Bip était différent: j’ai suggéré à Marcel de changer la forme de ses pantalons. Cela a modernisé et affiné sa silhouette sur scène.

Ce qui m’a touché et influencé a été la pureté de sa création artistique. J’ai beaucoup apprécié sa façon de créer un personnage à partir de son ingénuité et sa simplicité. Je me suis passionnée à la souplesse expressive qui mirait à l’essentialité. Dans les improvisations et les spectacles que j’ai dirigés, j’ai toujours essayé de saisir l’essence du personnage à chaque instant. Il faut travailler sur le geste sans trop de paroles, sans “parler,” sauf si cela est nécessaire.

Dans son numéro Le Parc par exemple, Marcel interprète deux femmes qui interagissent sur scène. La première mime une conversation agitée et incessante pendant qu’elle tricote, et la deuxième, résignée, écoute en silence en penchant la tête régulièrement dans un rythme lent. Dans ce cas la femme “bavarde” a un sens scénique intéressant. Le rapport entre les personnages nait justement de ces paroles muettes, qui déclenchent des mouvements poétiques à leur manière.

Si vous deviez faire une critique à la technique du maître Marceau, que diriez-vous?

Critiquer sa technique? Non, c’est impossible. À mon humble avis il n’existe pas une technique de Marcel Marceau, mais la technique à Marcel Marceau. Il n’y a eu qu’un Mime Marcel Marceau et son langage scénique qu’on appelle sa “technique.” Il n’y aura jamais personne qui pourra l’égaler. Il ne faut pas chercher à imiter Marceau, seulement puiser dans sa technique: mais d’abord il faut l’aimer. Aimer ce qu’il a fait et saisir sa poésie. L’imitation est dépourvue de sens. Marcel parlait de l’art de silence. Le silence est musique et il y a musique dans le geste. Il faut savoir écouter sa poésie gestuelle. Selon Franz Liszt, “ce n’est pas la peine d’expliquer ce qui a besoin d’être expliqué.” Le silence n’existe pas. Tout ce que l’homme crée est fruit de son imagination. Je crois beaucoup à ce qu’Albert Einstein a dit: “l’imagination est plus importante que la connaissance.” Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire de connaître, évidemment. Au contraire! Il faut avoir une grande connaissance pour se servir de sa propre imagination et savoir réaliser.

Quelles ont été les influences du maître sur les élèves qui ont réussi à ouvrir des écoles dans le monde?

Le théâtre corporel a beaucoup appris de Marceau, mais malheureusement il en a fait des simples photocopies. Je n’ai pas l’intention de critiquer ceux qui font ce métier, toutefois je trouve qu’il serait plus juste de proposer des cours sur la base de ce qu’on pouvait apprendre dans les écoles de Marcel Marceau, en partant de la richesse expressive du maître, mais à travers son propre talent artistique, arriver à s’en détacher pour trouver sa propre voie. Il ne faut pas imiter, car le corps de chaque artiste est différent. Différentes sont les proportions, les mains, le rythme. Voilà pourquoi à travers l’imitation le mouvement parait artificiel, contre-nature, et surtout dénué de charme. Une solide base technique est essentielle dans la formation. Le mime d’action doit savoir manipuler des objets invisibles, doit savoir s’en servir, bien connaître son corps, son endurance, son équilibre, et doit également posséder une bonne culture générale car elle va influencer sa création artistique unique. Malheureusement, beaucoup de jeunes diplômés à l’école de Marceau ont reproduit uniquement une copie de son savoir.

Me concernant, je connais ma position. Je reconnais mes influences, mais aussi le choix que j’ai fait toute seule de parcourir ma propre voie. J’ai marié la danse avec le mime en travaillant la poésie du geste. J’ai enseigné dans plusieurs pays et constaté qu’à partir des années 80 on ne travaille plus comme avant. Il y a beaucoup de compagnies de théâtre et de mime créées par mes élèves dans le monde. Parmi eux, l’un gère une école de théâtre en Autriche, une autre a créé le grand Festival de Mime en Corée du Sud, un autre encore a enseigné pendant trente ans à l’Université de Pittsburgh aux États-Unis, et je pourrais en mentionner tant d’autres en Suisse, en Espagne, ou en Australie. Je suis fière qu’ils soient sortis de mon école à Paris en respectant la tradition et en créant des nouvelles voies. J’espère que cet art millénaire survive.

Quels mots à votre sujet voulez-vous remémorer de Marcel Marceau?

Je suis fière notamment de ce qu’il a dit et écrit sur moi: “le style et le don de Elzbieta Jaroszewicz donneront aux acteurs l’élan dramatique qui élève la pantomime au niveau du théâtre tragique ou burlesque.” Et encore: “Elzbieta, nous sommes ensemble pour crier notre silence avec notre âme et notre corps, et avec eux notre amour pour la pantomime.”